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jeudi 21 novembre 2024

Gruissan : l’ADN de la tradition maritime en Occitanie


 

L’histoire de Gruissan porte l’ADN de la tradition maritime en Occitanie car le territoire de lagunes a forgé un destin commun. Cette tradition marine est aussi ancienne que le trafic maritime en Méditerranée. Une tradition contrariée par les invasions des pirates, les crues et l’ensablement des lagunes. Une tradition qui a , peut être , aussi  …  été étouffée par les rois de France .

 

Pour qui arrive à Gruissan, le réflexe naturel est d’aller flâner dans les rues de la bourgade surmontée par cette tour ruinée que l’on aperçoit de loin. Puis d’aller visiter les fameux chalets sur pilotis, lieu où a été tourné le film « 37° le matin ».
Mais Gruissan c’est plus que ça, bien plus .
Pour comprendre ses origines , aux amoureux de parenthèses dans l’espace du temps, s’impose la visite du cimetière , non pas marin comme celui de Sète , mais de marins car entièrement dédié à des marins et sans doute unique en France.

Le dépaysement commence avec cette petite route qui y mène, frangée de vignes , de murets de pierres sèches et sur les bas côtés de curieuses tombes du souvenir interpellent le regard de l’automobiliste.
Ce sont des cénotaphes, tombes sans corps dédiées au souvenir de ceux qui sont morts dans des pays lointains et souvent exotiques.


Pour accéder au cimetière et à la chapelle Notre Dame des Auzils,  il faudra laisser la voiture et gravir ce sentier de pierres , bordé de cénotaphes  comme un chemin de croix, voulu par les veuves et familles.
Les inscriptions sont  un voyage dans les temps de notre glorieuse marine marchande.
Celle de l’empire colonial et des premiers périples qui font encre rêver : Hong Kong, Haïti…orthographié Portoprince !

 

Les îles du golfe de Narbonne

Nous reviendrons sur l’histoire de Notre Dame des Auzils et des marins de Gruissan, pour l’heure sur ce promontoire du massif de la Clape, le décor grandiose appelle le souvenir des grandes heures romaines de Mare Narbonensis, ce grand golfe qui desservait Narbonne.
Embrassons le paysage. La mer au loin.  Voyez passer au large  une fière trirème romaine .
Le massif de la Clape était alors une île haute et montagneuse,  juste à côté Gruissan était une plus petite île en forme de mamelon puis s’alignaient Saint Martin et Sainte  Lucie  .
Le Golfe de Narbonne, capitale de la Gaule Romaine, était alors défendu à son entrée par ces îles mais à l’intérieur, il fallait encore, selon les Anciens , passer entre d’autres îles  soit vaseuses où verdoyantes (Sidoine Apollinaire, Avienus) .

Carte des îles du Golfe de Narbonne selon C.Lentheric

L’ombre de la Xème Légion de César

Ne reste  de cette mer que des étangs aujourd’hui séparés qui bordent Gruissan, Sigean, les Bages.
Narbonne, Narbo Martius, capitale de la Gaule Romaine, bénéficiait du prestigieux nom de Julia Paterna  , c’est à dire distinguée et identifiée par les empereurs romains qui ont succédé à Jules César,  comme une colonie créée et protégée par celui ci. Là même, où il a envoyé pour une retraite bienheureuse, sa légion préférée : la fameuse Xème Légion, celle de la conquête de la Gaule, celle qui l’a protégé lors de la raclée qui lui fit mise par Vercingétorix à Gergovie.


Les récits concordent pour décrire la manne de bienfaits, de constructions romaines prestigieuses qui ont transformé Narbonne.
N’en demeure pas moins un mystère: où est passé le port de Narbonne, ce port que l’on pouvait logiquement imaginer immense et opulent.
Depuis le 19ème siècle des érudits se sont penchés avec passion sur les vestiges des installations portuaires de Narbonne.  Ils se sont parfois contredits, raillés (H.Rouzaud sur Lentheric) . L’opacité régnait sur les vestiges à un tel point qu’encore récemment on hésitait pas à parler du port fantôme de Narbonne.

Saint Martin, un phare et une préfecture maritime?

L’opacité sur les vestiges ressemble à la turpitude des eaux. Les îles du Golfe de Narbonne se sont peu à peu soudées au continent et les crues de l’Aude  ont redessiné maintes fois le paysage obligeant les hommes à se redéployer autrement. Contre vents et marées.

Aussi l’hypothèse qui prédomine aujourd’hui, c’est que de multiples petits ports ou avants ports et débarcadères se sont peut être succèdés. Narbonne n’a peut être pas eu un port unique mais des petits ports qui fonctionnaient comme les hubs que l’on voit aujourd’hui. Des déchargements sur une zone puis une redistribution sur d’autres zones.
Sur Gruissan qui s’étale sur 40km2 , englobant une partie du massif de la Clape et l’île Saint Martin, depuis 1905 , on  a retrouvé des vestiges, épaves et des monnaies antiques sur plusieurs sites: l’Ile Saint Martin et le grau de Grazel,  le Bouis ,  Tintaine , l’étang de Mateille, le roc de Conihac .

Saint Martin aux allures d’île grecque

chantier de Saint Martin

Depuis 2011,  des missions archéologiques pointues et pluridisciplinaires, avec instruments et carottages commencent à apporter des débuts de réponse.  Les dernières fouilles archéologiques sur l’île Martin (août 2016) révèlent un vaste ensemble architectural maritime : bâtiment administratif, entrepôt de stockage,  boutiques. C’était là sûrement un avant port voire un port d’importance car la découverte majeure concerne les restes d’une tour qui s’élevait  sur 20 mètres de hauteur et servait sans doute de phare. Dans les années 1900, Camille Jullian, le grand spécialiste de la Gaule Romaine, soupçonnait déjà l’existence d’un phare romain sur Saint Martin.

 

Un mystérieux monastère Saint Martinus « de Caucanâ »

Depuis la numérisation des archives, de nouveaux documents  apportent des indications, le fonds de dépôt géographique du Ministère des Affaires Etrangères posséde une carte de Nolin (1730) qui recense les possessions de l’église catholique. Le document, sans doute inspiré ou recopié de l’époque cistercienne,  signale ce qui semble être un monastère à l’endroit de Gruissan avec ces mots mystérieux « S. Martinus de Caucanâ » .
« Portus Caucana »  c’est ainsi que Ptolémée nommait un grand port romain de Sicile où il existe encore de formidables ruines. Selon  H.Rouzaud  « caucana » pourrait désigner un port, l’île Sainte Lucie juste à côté  de Saint Martin s’appelait Caucana en 844. Pour lui ce nom prouvait que le port romain de Narbonne pouvait être Sainte Lucie. Or, les récents carottages ont écarté cette hypothèse, les fonds de l’île n’auraient pas permis un trafic portuaire. Sur l’île Sainte Lucie il existe des ruines mais datant vraisemblablement de 1613, lors de la tentative d’y implanter un monastère, celui de Sainte Lucie, d’où le nom actuel.

Le lieu évoque un passage des romains aux chrétiens

Mais un doute subsiste car le nom même de « Saint Martinus de Caucana » évoque l’île Saint Martin selon l’abbé Sabarthès qui préfère toutefois placer le monastère sur Sainte Lucie qui s’appelait alors Caucana. D’autres historiens ont choisi cette hypothèse, ce n’est qu’une hypothèse.  Sainte Lucie a pu aussi être appelée Caucana en raison de la proximité du monastère de Saint Martin de Caucana sur Saint Martin! Les textes originels  (836 , 844 ) des jugements du roi carolingien Charles le Pieux,  ne donnent pas l’endroit exact de l’édifice, il est juste mentionné qu’il est en bord de mer, à côté d’un port,  et appartiens à l’abbé David. « Est in pago Narbonense super fluvium Nigella David abbati  (…) monasterio consistentibus cum della quae dicitur Caucana quae est super litus maris (…)  necnon et cum portu secus monasterium in maris littore sito »
. Pour l’heure l’existence d’un port sur Sainte Lucie semble être remis en cause par les dernières investigations. Soit il s’agissait d’un tout petit port, soit le port et le monastère étaient bien à Saint Martin. A suivre avec la suite des investigations archéologiques.

Fouilles de Saint Martin

 

On peut toutefois signaler l’existence du nom de « barre de l’Evêque » dans la partie de l’île Saint Martin où l’acteur Pierre Richard a une propriété viticole. Baro ou Bàrro en occitan a le sens  « bande de terrain de forme allongée » par contre en ancien occitan barra désignait une sorte de péage, un droit de circulation qui permettait d’entretenir les lieux. Rappelons que les évêques de Narbonne ont été les propriétaires du château de Gruissan et alentours depuis le  début du moyen-âge.

Des tombes chrétiennes voisines du phare romain

Caucana, certes, est le nom d’une ville de Sicile avec un énorme port romain, mais le mot peut aussi tout simplement venir de cocagne, un pays de cocagne,  qui rappelle « caougagno » , cocagne , interjection de Narbonne qui exprime une grande satisfaction.

Le nom Saint Martin évoque déjà la christianisation des lieux. Le passage entre le monde romain et le monde chrétien. Saint Martin était un soldat romain, touché par la foi chrétienne, un des premiers évangélisateurs de la Gaule. Sur l’île Saint Martin, les dernières fouilles ont mis à jour, juste à côté du phare romain, une nécropole avec des tombes paléochrétiennes , dont les squelettes ont la tête tournée vers l’Orient, ainsi étaient enterrés les premiers chrétiens. Un four à chaux en bon état a également été découvert mais aussi des objets appartenant à une population d’agriculteurs et de pêcheurs qui utilisaient des hameçons en os de cétacé .
Sur les cartes anciennes, le nom de Gruissan n’apparait que rarement entre 1600 et 1760  (à part Buache qui signale  aussi ND des Auzils) . Bellin en  1764 écrit l’île de « gruiffan » et « grussan » , il réunit Saint Martin et Gruissan en une seule et même entité. Briet en 1601 ne place juste qu’un pictogramme évoquant une tour ou un édifice religieux à l’endroit de Gruissan.

La mystérieuse île Saint Martin , parsemée de ruines. Photo C.Ferrere

Gruissan, la villa d’un romain ?

On lit ça et là que le nom de Gruissan viendrait de son grau « gradus ».
Pourtant,  Julien Yché, auteur à l’origine de l’étude la plus complète et fouillée sur Gruissan (1916) , membre de la société d’archéologie de Narbonne , est plus que formel:  le nom Gruissan découlerait d’un nom de gallo romain Grussius ou Grassius qui aurait fondé là une villa.
Pourtant lorsque l’on voit l’importance de Saint Martin par rapport à Gruissan, ses terres, sa source qui semblait approvisionner les bateaux qui accostaient là du temps des romains, que s’est t’il passé pour que les lieux soient abandonnés?
C’est là  où sans doute les premières populations ont du habiter, car c’était le rare point d’eau des environs. Une source où les gruissannais venaient encore aux siècles derniers. Les archéologues qui ont étudié les vestiges du château de Gruissan, possession des archevêques de Narbonne et de seigneurs locaux vers 1200,  partagent l’avis que l’habitat premier était sur Saint Martin.
Il faut aller se promener dans Saint Martin un mélange d’île grecque et de paysages dignes du film Gladiator  : des murets de pierres multiséculaires, des terrasses au bel ordonnancement surmontées de cyprès. Il y règne un parfum antique indéniable.

Reste à comprendre pourquoi Saint Martin a été abandonnée au profit de l’éperon rocheux de Gruissan? rien dans les écrits jusque ici n’a permis d’en élucider la raison.
Une des raisons  s’inscrit, peut-être, dans le nom de la tour de Gruissan dite  » Barberousse »  (pirate turc 1466/1546) ).  Bien que le fameux pirate de la Méditerranée n’ait jamais mis les pieds en Languedoc Roussillon, du 12ème au 17ème siècle , les bateaux qui fuyaient les attaques des pirates, trouvaient refuge à Gruissan et notamment s’ancraient au pied de la tour. En 1333 , les Catalans, les Majorquins et les Génois infestaient tellement les côtes que Narbonne, Montpellier et Beaucaire durent implorer la protection de Philippe de Valois.


Le nom Barberousse est peut être venu de navigateurs qui, après 1530, ont été coursés ou se sont cru coursés par un pirate qui n’était pas forcément Barberousse. Ils se réfugiaient vers la tour qui a du être alors désignée comme celle où l’on trouvait protection contre « Barberousse ». Tout comme sur les rivages on parlait de tours sarrasines pour désigner les édifices  qui servaient à lutter contre les invasions.

Charles Martel a aussi arrêté les sarrasins à Sigean

Gruissan,  habitat de défense,  a été préféré à Saint Martin, sans doute après une invasion ou à la suite d’invasions qui n’ont pas manqué sur les rivages .

Les Wisigoths, les Francs mais ce sont surtout les sarrasins qui infestent les lieux au 9ème et 10ème siècle. Fait étrange, le fameux monastère Saint Martinus de Caucana , placé sur Saine Lucie ou Saint Martin, disparaît totalement après 844, aucun écrit n’explique ce qu’il est devenu.

Détruit? abandonné à cause des dangers? c’est ce qu’ont écrit certains auteurs (F.Thiriet 1966) disant que les moines avaient déserté suite à des attaques de sarrasins et qu’ils s’étaient installés dans leur prieuré de tutelle  à Saint Laurent de la Cabrerisse.Les sarrasins sont restés près de 50 ans à Narbonne . Un haut fait d’histoire un peu méconnu s’est produit à 4 km à vol d’oiseau de Saint Martin,  à l’embouchure de la Berre, vers Sigean.  Charles Martel , célèbre pour avoir arrêté les sarrasins à Poitiers en 732, les a aussi stoppés à Sigean en 737.

Des récits du massacre parlent de centaines de milliers de morts et de l’eau de la mer rougie de sang car les sarrasins avaient tenté de fuir par là. On a du mal à imaginer que Saint Martin,  porte de la mer,  n’ait pas été touchée par la vague guerrière. Surtout que Charles Martel ne se privait pas  , à la suite de ses victoires pour assassiner les populations locales ,  sans doute coupables à ses yeux d’avoir accepté le joug des sarrasins.

Il en fallu du courage à ces habitants de Saint Martin et de Gruissan pour résister aux invasions, aux crues qui redessinaient le paysage, aux moustiques, aux fièvres. Pas difficile en voyant l’étroit éperon rocheux de comprendre que la mer a toujours été le salut, la mer nourricière face à l’ingratitude de la terre. Leur courage peut se résumer dans la phrase de Kipling « Tu sera un homme, mon fils, si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir ». Contre vents et marées.

Les morts font le voyage en barque

Face aux dangers des invasions par la mer et la terre ,  Gruissan a vécu en vase clos , autour de son château et presque protégé de par ses inondations .L’endroit n’était pas toujours accessible, si embourbé et boueux que les habitants étaient surnommés « manjo fago » mangeurs de boue .

Et parfois si inondé  que jusqu’au 18ème siècle, comme à Venise ,  les morts faisaient le voyage en barque jusqu’au cimetière. Un isolement qui a , selon J.Yché, préservé des caractéristiques physiques romaines et grecques des habitants mais aussi des coutumes qui interpellent.
« Dans tous les cas, c’est la race romaine qui a marqué sa forte empreinte sur les hommes à Gruissan, où on en rencontre fréquemment dont les têtes magnifiques évoquent les effigies des médailles impériales. Il semblerait que les Phocéens, les premiers des Grecs qui entreprirent de longs voyages et qui, bien avant la conquête romaine fréquentaient notre littoral et furent les premiers civilisateurs des Ibères, vivant à l’embouchure de l’Aude, s’établirent assez solidement à Gruissan pour que
leur descendance paraisse s’y retrouver encore de nos jours chez les femmes (…) Nombreuses sont les Gruissanaises qui se présentent à nos yeux charmés avec un profil pur, une taille élancée, une démarche souple, et riches d’une beauté à la fois noble et gracieuse, pleine d’affinités avec la beauté grecque. » (J. Yché, étude historique sur Gruissan, 1916)

On peut ne pas être d’accord avec l’enthousiasme de Julien Yché, issu d’une des plus anciennes familles de Gruissan, des marins ou consuls. Il a même écrit que les mariages dans la commune nécessitaient un taux élevé d’autorisations pour cause de proche parenté. Reste que l’étude des coutumes de Gruissan est étonnante et pittoresque.

Les décès:  on voilait les miroirs, on envoyait des cierges en nombre inouï à la famille du défunt, on mesurait l’estime portée à celui ci aux nombres de bougies. Il fallait surtout crier sa douleur,  notamment le  départ du corps était ponctué de cris et hurlements des femmes comme pour le retenir.
Mariage et fiançailles: le futur envoyait un gâteau à sa future  belle mère, puis la fiancée commençait à faire son « armoire » c’est à dire coudre son linge de maison. Le jour du mariage on jetait des amandes et on portait aux mariés une soupe à l’ail le soir des noces.
Les femmes de marins devaient garder les mêmes vêtements jusqu’au retour de leur mari.
Certains marins portaient une boucle d’oreille en or censée préserver des problèmes de vue.
Le costume des marins rappelle celui des napolitains ou génois agrémenté d’un caban par mauvais temps c’est un manteau de bure à capuchon d’origine gallo romaine (tenue: chemise toile blanche, veste courte, culotte large au genou, ceinture rouge a plusieurs tours, bonnet rouge ou foulard).
Certains hommes pêchent au trident, une coutume qui remonterait aux romains.
Des surnoms étaient donnés: Cranquet, Lou Soulelh, Pipi, Darnouà, Chucas, Roullan, Fab….
On ne pêche pas le dimanche ni à la Toussaint.
On baptisait les barques de pêche avec le curé et en fixant un crucifix à la proue.
Les bergers de la Clape portaient un agnelet à l’église le soir de Noël, et devant la crèche et le curé, ils se passaient entre eux le petit agneau avant de saluer l’enfant Jésus
Sous la chapelle de Notre Dame des Auzils se trouve une grotte (aujourd’hui interdite d’accès) , les jeunes filles y allaient pour faire le voeu de trouver le mari mais curieusement en invectivant un saint «San Salvaire douno-me un fringaire ou te fiqui un pic sulnic » (Saint Salvaire donne moi un mari ou je te fous un coup sur le nez)

Grotte de Saint Salvayre (Auzils)

Pélerinage des pêcheurs à Notre Dame des Auzils: procession à pied, marins et permissionnaires y assistaient tous en uniforme et avec le drapeau français,. A une époque il y aurait eu une croix lestée de sable que des volontaires portaient après avoir disputé aux enchères celui qui aurait cet honneur.
29 juin, fête de Saint Pierre, dans la tradition ancienne. Saint Pierre a la tête dorée, il tiens dans une main une clé et de l’autre un bouquet. Ses habits, offerts par une femme de pêcheur, changent chaque année. La barque de Saint Pierre fait 60 cm avec voilure et instruments, un enfant tiens le gouvernail, le tout est porté par un pêcheur. Avec une fanfare, la procession démarre avec un drapeau bleu et rouge, couleurs de Saint Pierre. Le buste et la barque sont suivis par la population et les représentants de la prud’homie en toge et grande tenue d’apparat, puis le syndic, la garde maritime et les douaniers. On allait au pont jeter symboliquement les clés de Saint Pierre à la mer « pour que le poisson rentre ». Retour à l’église, si les pêcheurs voulaient s’assurer de bonnes prises, il fallait offrir une bonne somme à la quête, chacun allait déposer son obole en portant la barque.

A la Saint Pierre il était coutume que toutes les familles devaient manger du poisson, aux Bages on en faisait don aux familles démunies.
(coutumes extraites de la note de J.Yché Etude Historique sur Gruissan (1916)  et de la revue Folklore et Traditions de l’Aude 1942)

Victor Hugo décrit un marin languedocien

Pour conclure avec les caractéristiques des gruissanais, des érudits du début du XXème siècle ont également souligné leurs intonations et accent  très spécifiques, « ils zézayaient et leur accent était reconnaissable d’entre tous en Languedoc » selon un archiviste distingué Jean Reynié qui écrivait dans le bulletin de la société archéologique de Paris.
Jusqu’à Victor Hugo qui , de passage à Gruissan, a été frappé par les pêcheurs qu’il y a croisé. Il en décrit l’un deux dans son livre « L’Homme qui Rit » Jacques Quatourze , marin languedocien « qui se coiffe du bonnet rouge, fait des signes de croix compliqués à l’espagnole, s’agenouille pour blasphémer et implore son saint patron avec menaces: donne moi ce que je te demande ou je te jette une pierre à la tête ».
Remarquons sur cette dernière phrase que Victor Hugo s’est inspiré de la grotte « au mari » de Notre Dame des Auzils (Saint Salvayre donne moi un mari ou je te fiche un coup sur le nez).

Les marins de Gruissan

C’est la conclusion naturelle du déroulé de l’histoire de Gruissan. Ils sont marins depuis leurs premiers ancêtres phéniciens ou romains. Et peut être même avant vu la proximité des oppidums de Montlaurès et  d’Ensérune et enfin rappellons que Béziers est aujourd’hui considérée comme la plus vieille ville de France aux fondations grecques.
Les monnaies byzantines, les amphores africaines ou syriennes trouvées à Gruissan démontrent que les relations commerciales poussaient les voiles latines assez loin. Selon J.Yché un gruissanais ou en tout cas un narbonnais Bernard Mauri  aurait fait partie de l’expédition de Magellan.

La tradition maritime de Narbonne ne s’est pas tout à fait éteinte avec le déclin de la cité. Elle a perduré avec le cabotage, les chiffres des entrées des patrons pêcheurs de Narbonne et du Languedoc Roussillon sur les ports notamment espagnols le prouve ( devant Marseille vers 1500) .  (Larguier Gilbert, Le drap et le grain en Languedoc. Narbonne et Narbonnais, 1300-1789)

Gruissan porte l’ADN  de la tradition maritime de l’Occitanie, car le territoire de lagunes a forgé des destins communs. La tradition maritime de l’Occitanie a fait comme les ports romains de Narbonne. Elle s’est déplacée au gré de l’ensablement et les crues des fleuves .

Pour n’en citer que quelques exemples: au moyen âge Saint Gilles du Gard plaque tournante du commerce avec l’Orient termine ensablé et supplanté par Aigues Mortes port lagunaire d’embarquement des premières croisades dont les graus vont se boucher ainsi naitra le Grau du Roi, Agde et sa digue Richelieu et encore les sables, à Sète il faudra plusieurs ouvrages de digues avant de pouvoir limiter l’ensablement.

Les rois de France n’ont pas créé d’écoles de marins en Languedoc

Les rois de France ont toujours eu une méfiance profonde pour l’Occitanie. La liste des griefs mais de leurs massacres est longue.

Depuis les cathares, les protestants , les révoltés de Joyeuse et Montmorency. A cause de ces derniers , Louis XIII voulait faire raser le fort de Brescou à Agde, Richelieu l’en a empêché mais malheureusement  le château de Gruissan, qui avait abrité les séditieux y est passé . Il est en grande partie démantelé. Louis XIII s’est tellement acharné sur le Languedoc que les foires et grands marchés  ont  périclité entraînant la faillite du commerce et du transport maritime notamment sur Narbonne…

Cette méfiance des rois de France a sans doute pesé  dans la tradition maritime du Languedoc Roussillon . Vers 1681, Colbert , sur la volonté de Louis XIV (qui commence a tourmenter les protestants),  a créé les premières écoles d’hydrographie en France (écoles de marins) . Un peu partout en Bretagne . Marseille a déjà son école d’hydrographie, une des plus anciennes de France.

Dès lors les gens pas très éloignés des écoles – ou aisés- pouvaient y envoyer leurs enfants et pour les familles nobles c’était l’occasion d’y placer des cadets  ou benjamins qui deviendraient de prestigieux officiers. Sur cette première création d’école le Languedoc Roussillon voire Midi Pyrénées ont été oubliés …  écartés?

Un siècle plus tard, en 1785, sous Louis XVI, juste après la guerre d’indépendance de l’Amérique ,  on ouvre d’autres écoles d’hydrographie, cherchez l’erreur dans la liste: Dunkerque, Calais, Saint-Valery-sur-Somme, Dieppe, Le Havre, Rouen, Brest, Morlaix, Saint-Malo, Lorient, Auray, Vannes, Nantes, Le Croisic, Rochefort, La Rochelle, Les Sables, Marennes, Bordeaux, Bayonne, Toulon, Marseille, La Ciotat, Les Martigues.

Rien pour le Languedoc et par ricochet pour Midi Pyrénées et Toulouse. Oubliés? écartés?

Il a fallut attendre 1880 pour qu’une école d’hydrographie soit enfin créée en Languedoc Roussillon , à Agde. Et patatras, en 1885 l’Etat veut la supprimer pour des raisons économiques. Le pauvre maire Aimé Blachas eut beau courir les ministères et supplier de laisser cette école vivre car « les fils de marins d’Aigues Mortes à Perpignan n’avaient pas les moyens de payer des études dans une ville éloignée« .Peine perdue, faute de crédits l’école fermera.

Marins et officiers de Gruissan pensionnés après la guerre des Amériques

Par contre depuis Louis XIV, , les rois de France ne se sont pas gênés pour rafler le moindre pêcheur, patron pêcheur ou conducteur de gabarres du Languedoc et de Midi Pyrénées pour servir sur les bateaux.
Pour preuve que la tradition maritime languedocienne est restée vivace,  bien qu’handicapée par le manque d’école d’hydrographie, plus de 400 marins d’Aigues Mortes à Leucate,  furent « levés » pour la guerre d’indépendance de l’Amérique. Parmi eux des officiers: des pilotes, des timoniers , des aides canonniers, ceux sans doute qui ont pu apprendre sur le tas et se sont débrouillés pour obtenir leur brevet. Contre vents et marées.
Une centaine de marins sont enrôlés pour Sigean,  les Bages et Gruissan et une centaine pour Narbonne.

A Gruissan cette levée pose problème pour la gestion de la ville, sur trois consuls et douze conseillers, il manque un consul et 8 conseillers embarqués pour l’Amérique. Pour le recrutement on ne fait pas de quartier, le moindre débutant est embarqué, les vieux et même les matelots estropiés, avec le cas d’un manchot de Gruissan qui a du payer un remplaçant.
A bord, constat que c’est la noblesse provençale qui assure le commandement des navires, point ou peu de lignées de marins nobles du Languedoc Roussillon ou de Midi Pyrénées. Et c’est un auvergnat  D’Estaing, qui est amiral.
De plus,  les languedociens sont considérés comme de piètres marins depuis que Blasville, intendant du roi en Languedoc a décrété haut et fort en 1690   » qu’ils n’étaient bons qu’à naviguer sur des étangs« . C’était peu après les fameuses dragonnades des Cévennes.
Une méchanceté gratuite vis à vis d’hommes habitués à affronter les terribles tempêtes du Golfe du Lion et surtout une injustice.

Non seulement il n’y avait pas d’école d’hydrographie donc de formation de marins, de surcroît,  lors des campagnes , on embarquait avec les marins languedociens, les bateliers de Toulouse, Moissac,  des gabarriers du Lot, voire de pauvres gars des campagnes de Bram ou d’Ollargues qui n’avaient jamais navigué en mer et la voyaient même pour la première fois (De Bougainville dans ses carnets de la guerre des Amériques ).

Toujours pas d’école mais Aboukir et Trafalgar

Contres vents et marées, ceux de Gruissan ont été marins, les « manjo fago » , pauvres comme Job , fiers comme Artaban. Eux,  dont les mères et les femmes allaient vendre le poisson à des dizaines de kilomètres, marchant de nuit accrochées à la queue d’un âne pour éviter de tomber dans le sommeil.
La tête des rois coupées, leurs remplaçants ne furent pas plus cléments. Toujours pas d’école d’hydrographie en Languedoc Roussillon,  quand Napoléon traine les marins  à Aboukir, 1798 , plus d’une centaine de matelots  de Gruissan aurait été enrôlés.
Mais à Gruissan, selon J. Yché, on était fier d’avoir servi le pays et les pauvres rescapés ou estropiés  des guerres napoléoniennes survivaient souvent  grâce à la générosité collective. Une délibération du conseil municipal accordait chaque année une petite somme pour subvenir aux besoins d’ Henri Blanc, un rescapé de Trafalgar sans ressources.

Au 19ème siècle, Gruissan semble connaitre une certaine prospérité grâce à ses capitaines au long cours. La formation d’officiers de marine dans la commune serait due au dévouement d’un abbé, le curé Passenaud, un phénomène du genre Don Camillo, qui donna tellement de fil à retordre aux révolutionnaires qu’une rue de Gruissan prit le nom de Vendée. Passenaud, outre ses talents d’enquiquineur public aurait permis par son enseignement à des jeunes de Gruissan d’obtenir leur brevet.

Les capitaines au long cours

Au 19ème siècle, le transport maritime du cabotage ou du long cours était alors entre les mains de grandes familles protestantes du Languedoc, les Frayssinet et les Busck installés sur Marseille et Sète.

Les matelots de Gruissan ont , peut être,  bénéficié sur Marseille de la solidarité languedocienne de ces grands armateurs .  Puis, ils se sont cooptés, réservant à leur tour des places aux originaires de leur commune.
On note même que certains auraient fait construire des bricks et goélettes à la Nouvelle, par contre les bateaux étaient immatriculés à Marseille.

Dans Gruissan, certains capitaines au long cours se font aménager de luxueuses maisons avec du marbre. Cette aisance financière s’éteindra lorsque le cabotage régional sera remplacé par le rail. Tout comme les bricks et goélettes  seront supplantés par les vapeurs.Il était plus difficile de devenir propriétaire d’un vapeur, seuls les plus gros armateurs ont survécu.

Cénotaphe de marin disparu en mer aux Auzils

Les exemples de ces capitaines au long cours ne manquent pas, en 1828 le commandant Azibert est décoré pour avoir sauvé l’équipage d’un brick anglais et s’être dérouté pour Cadix pour les déposer tout en refusant le moindre dédommagement ; en 1885 le paquebot l’Avenir qui faisait la liaison pour le Brésil avait un capitaine gruissanais ; un autre Azibert propriétaire d’un brick l’Inflexible qui avait failli sombrer fit faire un ex voto à son retour.

Les Auzils: Notre Dame du dernier grand voyage

La glorieuse histoire de ces  marins au long cours est gravée  sur les cénotaphes rencontrés en gravissant le sentier qui mène à Notre Dame des Auzils. C’est un tour du monde de contrées lointaines qui font encore rêver .
Outre les cénotaphes, des ex votos dans la chapelle rappellent des tempêtes furieuses et des navires qui en ont échappé. Les ex votos sont une tradition du 19ème siècle, même en Bretagne il est rare d’en trouver en deça. Ceux de Notre Dame des Auzils sont des reproductions, ils ont été volés en 1968.


Et sous la Révolution Française , la petite chapelle fut pillée de ses biens, dans la mentalité  de l’époque  les ex votos s’apparentaient  à des « bondieuseries ». . .
De plus , ces ex votos  devaient être , avant le 19ème siècle , de modestes offrandes faute de moyens pour s’offrir les talents d’un peintre ou  artisan: coquillages, pavillons, poissons étranges rapporte Julien Yché qui signale aussi une inscription sur le seuil de l’édifice , d’un J.Rachou qui avait échappé à un naufrage en  1745.
C’est surtout après 1797, suite à un terrible naufrage de 5 bateaux de pêche gruissanais et 32 morts, que la population a pris l’habitude de venir rendre hommage aux gens de mer disparus à Notre Dame des Auzils.

la grotte Saint Salvayre

Le lieu,  dont les qualificatifs manquent pour en décrire l’atmosphère et les paysages somptueux,  aurait été doté de la chapelle vers 1230. Succédait t’- elle à un ancien lieu de culte romain ou païen ? Certains se sont posés la question.
La chapelle est bâtie au dessus d’une grotte dédié à Saint Salvayre que les jeunes filles  venaient prier de leur trouver un mari. Aujourd’hui, des chauves souris y ont élu domicile en nombre.
Difficile de dire si la petite chapelle se trouvait sur un lieu plus ancien. Elle aurait été remaniée en 1640 et 1828.
Ces messieurs des sociétés savantes de Carcassonne et Narbonne qui allaient y crapahuter pour la flore et la géologie, tout au long du 19ème siècle, n’ont jamais rien signalé de particulier. Si ce n’est la présence d’un ermite qui s’occupait d’un jardin au début du XXème siècle.

H.Rouzaud, un des plus pointus en archéologie de cette période et qui a arpenté avec soin toutes les ruines romaines du coin n’a jamais mentionné cet édifice.
Reste ce nom curieux des Auzils sur lequel maintes interprétation ont été données. Avec plusieurs façons de l’orthographier au cours des siècles: de sauzillis, dels auzils, des ausils, des auxils et mariae de eusillis en 1350 sur le registre d’Avignon et du Vatican . Pour les uns, Auzil viendrait du latin auxilium de secours, pour d’autres auzils désignerait un arbre voire un massif forestier.

Les Auzils, un poste de surveillance?

L’étude du nom démontre qu’on le retrouve dans la grande région: dans l’Aude à Brugairolles vers Limoux le lieu dit « Auzils » est encore très isolé à la lisière d’un massif forestier, et très curieusement à Durban Corbières il est signalé à la chapelle Gléon (9ème siècle) un culte de Notre Dame des Auzils.
Tout comme celle de Gruissan, cette vierge était censée protéger les marins ou voyageurs mais les gens du cru confondaient Auzils avec aousi (mot occitan désignant l’ouïe) et ils venaient demander des messes au prêtre pour les guérir… des problèmes de surdité.
A relever que c’est surtout vers Toulouse que l’on retrouve le plus de noms de lieux ou villages proches du mot Auzil: Vigoulet d’Auzil, Auzielle, Auzeville. Certains érudits toulousains ont relié Auzil à « audilus », terme wisigoth ou franc voulant dire »vieux et noble ».
L’hypothèse la plus crédible sur Auzil viens , peut être, d’Ernest Roschach (1837-1909), archiviste de la ville de Toulouse à la fin du XIXe siècle et auteur de tomes de « l’Histoire générale de Languedoc », qui lui même habitait le hameau de Auzil (Vigoulet d’Auzil). Il faisait dériver Auzil du terme auxilium (garde, secours) à rapprocher de la géographie du lieu en promontoire, adapté à un poste de surveillance, il l’appelait « l’éperon d’Auzil ».
Voilà qui ressemble plus à la configuration de la chapelle de Gruissan qui mériterait sûrement une mission archéologique.
Rappelons que pour les vestiges romains de Saint Martin, il a fallut attendre 2011 pour la mise en place de moyens pointus qui commencent à révéler tous les secrets de l’histoire. Tout cela est très onéreux, les chantiers se poursuivent uniquement tous les étés.
Mais pour l’Occitanie, son histoire maritime et ses traditions , il le faut. Pour démentir ceux qui ont écrit encore récemment que le Languedoc Roussillon n’était qu’un amphithéâtre vide tourné vers la mer.

Anne Oriol-Tailhardat